Conte : le terrain ensorcelé
20/06/2008 04:18 par happy-halloween
Le terrain ensorcelé
J’en ai assez, ma parole, de vous conter des histoires. Enfin, quelle idée vous faites-vous de votre serviteur ? Vrai, cela finit par m’ennuyer : raconte, et raconte encore, et pas moyen de me dérober à vos instances. Eh bien ! soit, écoutez-en une encore, mais je vous jure que ce sera la dernière des dernières.
Oui, on a prétendu tout à l’heure qu’il est au pouvoir de l’homme de damer le pion, comme on dit, à l’esprit impur. Oh ! certes, je veux dire qu’à la réflexion, toutes sortes de cas peuvent se produire en ce bas monde ; seulement, ne venez pas me soutenir pareille chose. Que les puissances diaboliques se mettent en tête de flouer un mortel, elles y parviendront, que Dieu me soit témoin, elles le floueront. Tenez, prenez la peine de méditer l’exemple que voici.
Nous étions trois enfants sous le toit de mon père ; je n’étais à l’époque qu’un jeune idiot de onze ans tout au plus. Ah ! mais non, bien davantage !... Je me rappelle, aussi bien que si le fait se passait à la minute présente, qu’un beau jour, alors que je trottinais à quatre pattes en aboyant à la manière des chiens, mon père me cria, en hochant la tête :
– Ah ! Thomas, Thomas, tu as bientôt l'âge de prendre femme et tu n’as pas plus d’esprit qu’un jeune mulet !
Grand-père vivait encore et s’il a le hoquet dans l’autre monde, fasse que ce soit sans douleur ! Il était assez solide sur ses jambes...
Ah ! çà, dites donc, à quoi sert de gaspiller de la salive à vous débiter des histoires ? Depuis une heure de temps, l’un de vous fouine dans le poêle en quête d’un tison pour sa pipe, un autre s’est éclipsé de la chambre, Dieu sait pourquoi... Vrai de vrai, que signifie ? Si je vous imposais l’obligation de m’entendre, j’excuserais ces façons, mais enfin, c’est vous-mêmes qui m’avez supplié... Et s’il s’agit de m’écouter, alors faites-le donc pour de bon !
Dès le début du printemps, le père était parti pour la Crimée avec du tabac qu’il cherchait à vendre ; je ne me rappelle plus exactement combien de chariots il avait chargés, deux ou trois. Le tabac rapportait gras à l’époque. Il avait emmené avec lui l’un de mes frères, âgé de trois ans, histoire de lui faire entrer de bonne heure le métier de roulier dans le sang. Il ne restait donc au logis que grand-père, ma mère, moi et deux autres frères.
Grand-père avait ensemencé de concombres et pastèques un terrain situé juste au bord de la grand-route et avait transporté ses pénates sous une cabane de feuillage. Il nous avait pris avec lui, nous autres gamins, pour protéger des moineaux et pies ses plantations. On ne peut pas dire que la chose fût pour nous déplaire ; certains jours, nous dévorions tant et tant de concombres, de pastèques, de melons, de raves, d’oignons et de petits pois qu’on aurait dit, Dieu me pardonne, que des coqs y allaient de leurs cocoricos dans nos panses.
Et puis, nous y trouvions en outre quelque bénéfice, il y avait un tas de gens à passer par là et l’envie prenait à chacun de se régaler d’une pastèque ou d’un melon, et d’autre part, l’on venait souventes fois des hameaux voisins nous offrir en échange des poules, des oeufs, des dindes ; la bonne vie, quoi !
Mais ce qui allait davantage au grand-père, c’est que journellement une bonne cinquantaine de chariots de sauniers longeaient son terrain. Ces gaillards, comme vous le savez, ont vu un peu de tout ; que l’un d’eux se sente en veine de raconter, on n’a plus qu’à tendre l’oreille. Or, le bonhomme aimait ça, autant que des beignets réjouissent un ventre affamé. Parfois, il lui arrivait de rencontrer des connaissances de longue date grand-père avait parmi ses relations toute espèce de personnes, et vous pouvez juger vous-mêmes de ce qui se passe dans une assemblée d’anciens : et patati et patata, te rappelles-tu le jour où ?... te souviens-tu du temps où ?... et tel ou tel fait se produisit quand... Et ils vous ont les yeux humides à se remémorer des choses passées depuis Dieu sait quelles éternités...
Or, une fois vrai, tenez, je crois y être encore le soleil commençait déjà à décliner ; grand-père arpentait ses carrés et ôtait des couches de pastèques les branchages dont il les recouvrait de jour, de peur que le soleil ne les rôtît.
– Regarde donc, Ostap, dis-je à mon frère, voici venir des sauniers...
– Des sauniers ?... où ça, demanda grand-père, en marquant d’un signe un melon pansu pour éviter qu’il ne fût dévoré à son insu par nous autres.
Sur la route défilaient en effet six charrettes. En tête s’avançait un saunier dont les moustaches grisonnaient déjà. Il n’était pas comme qui dirait à six pas de nous qu’il s’écria :
– Salut, Maxime ! voilà donc en quel endroit Dieu nous a donné de vous rencontrer !
– Ah ! salut, salut, d’où t’en viens-tu comme ça ? Tiens, mais Bodiatchka est là aussi ? Salut, frère, salut !... Que diable, mais ils y sont tous, et Kroutotrychtchenko, et Pétchéritzia, et Kovélik, et Stetzko, salut à tous ! ahahaha ! ohohoho !
Et tous de se donner l’accolade.
On détela les boeufs que l’on mena paître dans les herbages ; les chariots furent rangés au bord de la route, les conducteurs s’assirent en cercle devant la cabane et allumèrent leurs pipes. Mais il s’agissait bien de pipes ! Les histoires succédèrent tant et si bien aux bavardages que je doute qu’une seule pipée fût fumée jusqu’au bout. Sur la fin de la collation, grand-père se mit à régaler ses invités de pastèques. Et voilà chacun sa pastèque en main, la dépouillant fort proprement du couteau, car mes gens n’étaient pas tombés de la dernière pluie ; ils avaient roulé leur bosse un peu partout et savaient par conséquent comment on mange en société ; ils n’auraient pas été déplacés même à une table de grand seigneur. La pastèque à nu, ils y perçaient du doigt un petit trou par où ils humaient le suc ; après quoi ils la découpaient en fines tranches qu’ils portaient à la bouche.
– Hé là, vous autres, les mioches, dit le grand-père, qu’est-ce que vous avez à rester là, bouche bée ? Dansez, fils de chien ! Ostap, où as-tu fourré ton chalumeau ? Allez-y d’une cosaque ! Khoma, les poings sur les hanches !... Voilà, comme ça, heï, hop !
J’étais à l’époque un gars remuant. Maudite vieillesse ! Fini de gambader de la sorte ; dès le premier entrechat, je ne ferais que trébucher. Assis avec ses sauniers, grand-père nous guignait de l’oeil, et soudain je remarquai que ses jambes ne tenaient plus en place, à croire que quelqu’un leur imprimait de petites secousses.
– Regarde donc, Khoma, me dit Ostap, ma tête à couper que le grison va se mettre à danser ! Que vous en semble ?
Mon frère achevait tout juste de parler que le vieillard ne put résister davantage ; qu’est-ce que vous voulez, l’envie lui prenait de faire le jeune homme en présence des sauniers.
– Hou ! les fils du diable, est-ce comme ça que l’on danse ? Je vais vous le montrer, moi, dit-il en sautant sur pieds, les bras tendus et frappant le sol des talons.
Il n’y a pas à dire, pour ce qui est de la danse il s’y prenait si bien qu’il aurait pu servir de vis-à-vis même à la femme de l’hetman. Nous lui cédâmes la place et le vieux paillard tournoya à corps perdu à travers tout l’espace uni qui s’étendait entre les plates-bandes de concombres. Au moment précis où il arrivait à la moitié de ce terrain plat, alors qu’il cherchait à s’en donner plus que jamais et à battre un maître entrechat à sa façon, il ne put décoller les pieds, quelque effort qu’il tentât. En voilà une calamité ! Il revint à son point de départ, mais de retour au centre, quelque chose qu’il essayât, absolument pas moyen d’aller plus loin, comme si ses pieds étaient devenus des morceaux de bois.
– Voyez-moi ça, quel endroit diabolique ! Regardez-moi ce sortilège de Satan ! C’est lui, bien sûr, l’Hérode, qui s’en mêle, cet ennemi du genre humain !
Oui, mais comment se résoudre à rougir devant les sauniers ? Partant encore une fois de pied ferme, il frétilla des jambes, frappant le sol à coups si menus et si pressés que c'en était un régal pour l’oeil ; tant qu’il n’atteignit pas le fameux centre, cela marcha à merveille, mais dès qu’il y fut, rien à faire ! On ne pouvait danser là, et basta !
– Ah ! ce vaurien de Satan, puisse-t-il s’étrangler avec une pastèque pourrie ! Et moi, que n’ai-je crevé en bas âge, fils de chien que je suis, je ne me serais pas couvert d’une telle honte au déclin de mes jours.
Et de fait, quelqu’un éclata de rire derrière lui.
Il se retourna, il n’y avait plus là ni plates-bandes de melons, ni sauniers, rien du tout ! Devant comme derrière, à droite aussi bien qu’à gauche, des champs nus s’étalaient à perte de vue.
– Ho ! ho ! en voilà bien d’une autre !
Il clignota des paupières et, ma foi, il lui sembla que cet endroit ne lui était pas tellement inconnu : d’un côté s’élevait un bois, derrière lequel surgissait une manière de longue perche qui montait haut vers le ciel. Que diable ! mais c'était le pigeonnier installé dans le verger du pope ! En face, se dessinait vaguement une masse grise, qui après examen se révéla la grange du scribe communal.
À force de cheminer à l'aventure, grand-père tomba sur un sentier. La lune ne se montrait point ; à sa place, une tache livide transparaissait derrière un nuage.
– Il fera grand vent demain, se dit le bonhomme. Soudain, il aperçut un peu à l’écart de la sente un petit cierge qui venait de s’allumer sur une tombe.
– Tiens, tiens, dit grand-père qui s’appuya les deux poings sur les hanches pour considérer la chose à son aise.
Le premier cierge s’éteignit, mais un autre s’alluma à quelque distance.
– Un trésor, s’écria le vieillard, je suis prêt à parier n’importe quoi s’il n’y a pas là un trésor !
Et déjà il crachait dans ses mains pour creuser un trou dans la terre quand il lui revint qu’il n’avait ni bêche, ni pioche à sa disposition.
– Hé ! hé, un trésor, qui sait ? peut-être qu’il suffirait d’enlever une motte de gazon pour tomber droit sur le magot, le petit chéri ! Il n’y a rien à faire, il faut que je marque au moins l’endroit, de peur de l’oublier par la suite.
Aussitôt, il ramassa une branche de bonne grosseur évidemment arrachée à quelque arbre par une bourrasque, la ficha sur ce tertre où brillait le cierge et suivit le sentier. A mesure qu’il avançait, les jeunes chênes devinrent plus clairsemés et les contours d’une haie se précisèrent devant les yeux du piéton.
« Mais, bien sûr ! ne l’avais-je pas dit, songea-t-il, que c’était le clos du pope ? Voici maintenant sa haie et d’ici il ne me reste plus qu’une verste à couvrir pour arriver à mes carrés de melons. »
Toutefois, il ne fut au logis qu'assez tard dans la soirée et se refusa à toucher aux boules de pâte frite. Il réveilla mon frère Ostap et se borna à lui demander s’il y avait longtemps que les sauniers s’étaient remis en route et il se blottit sous sa peau de mouton. Mais quand l’idée vint à mon frère de lui demander où donc les diables l’avaient emporté dans la journée, il lui répliqua, en s’emmitouflant davantage :
– Ne me pose pas de question ! pas un mot à ce sujet, Ostap, tu en aurais les cheveux blancs !
Puis il ronfla d’un tel coeur qu’une volée de moineaux qui se préparait à gîter dans nos plantations reprirent leur vol, saisis d’épouvante. Mais il s’agissait bien pour lui de dormir ! Impossible de le nier, c’était un astucieux paroissien, Dieu lui fasse paix ! et en toute occasion il savait se défaire des importuns. Il y avait même des fois où il entonnait un tel air qu’il ne vous restait plus qu’à vous mordre les lèvres.
Le lendemain, à peine commençait-il à faire noir dans les champs, le grand-père endossa son surcot, se ceignit d’une écharpe, prit sous l’aisselle une bêche et une pioche, se coiffa du bonnet fourré, but une écuelle de kvass et marcha droit vers le verger du pope. Il dépassa la haie, puis la chênaie avec ses baliveaux ; entre ces arbres, un sentier traçait des méandres avant de déboucher en pleins champs, selon toute apparence, le même sentier que la veille. Le vieux se trouva bientôt dans les terres labourées, exactement à la même place que le jour précédent. Il apercevait bien le pigeonnier pointé vers le ciel, mais pas la grange.
– Non, ce n’est pas l’endroit qu’il faut, ce doit être par conséquent un peu plus loin ; je dois évidemment pousser du côté de la grange.
Il rebroussa chemin, enfila un autre sentier et découvrit la grange, mais à présent, pas de pigeonnier ! De nouveau il changea de direction pour se rapprocher du pigeonnier en question, mais alors la grange se dérobait à son regard. Comme par un fait exprès, une pluie fine commença à perler sur les guérets. Une fois de plus, le bonhomme fila à toutes jambes vers la grange... et perdit de vue le pigeonnier. Revenait-il de l’autre côté, la grange disparaissait.
– Ah ! maudit Satan, puisses-tu crever avant de voir ta progéniture !
La pluie tombait maintenant à pleins seaux.
Ôtant alors ses bottes, grand-père les enveloppa dans son mouchoir pour éviter qu’elles ne se déformassent sous l’effet de l’humidité et galopa de si belle façon qu’on aurait pu le croire mué en la haquenée de quelque grand prince. Trempé jusqu’aux os, il se faufila dans notre cabane, se glissa derechef sous sa peau de mouton, grommelant on ne sait quoi entre les dents et gratifiant le diable d’épithètes à ce point énormes que de ma naissance je n’en avais point entendu de pareilles. Je confesse que j’aurais probablement rougi s’il avait fait grand jour.
Dès que j’ouvris les yeux le lendemain, j’aperçu grand-père circulant entre les plates-bandes comme si de rien n’était et couvrant de branchages ses pastèques. A déjeuner, le bonhomme reprit sa loquacité habituelle et pour effrayer mon plus jeune frère, se mit à le menacer de le troquer, lui, au lieu des melons, contre des poules. Après ce repas, il se tailla un sifflet dans un rameau et s’amusa à en jouer quelques airs, puis il nous donna pour nous divertir un melon à triple spire, absolument pareil à un serpent ; un melon turc, disait le vieux. De nos jours, je n’en vois nulle part de cette espèce ; il est vrai qu’il faisait venir de très loin la semence de cette variété.
Vers le soir, quand la nuit tomba, grand-père s’en alla avec sa pioche défoncer le terrain pour une nouvelle plate-bande, destinée aux citrouilles tardives. En passant près de l’endroit ensorcelé, il ne put s’empêcher de grommeler entre les dents : « Maudit endroit ! », se plaça juste au centre, là où il n’avait pu danser l’avant-veille, et y donna un furieux coup de pioche. A l’instant même, il se retrouva dans le même champ qu’auparavant, avec la perche du pigeonnier dressée vers le ciel, d’un coté, et de l’autre la grange.
– Eh bien ! c’est heureux que j’aie eu l’idée d’emporter une pioche. Voici maintenant le sentier, et voilà plus loin la tombe, et gisant sur le tertre, la branche que j’y avais fichée ; eh oui, et le petit cierge s’est allumé ! Le tout maintenant est d’éviter les bévues.
Il se porta rapidement en avant à pas de loup, la pioche brandie à bout de bras, comme s’il se préparait à en régaler un verrat égaré dans ses plantations, et s’arrêta devant la tombe. Le cierge s’éteignit ; il y avait sur le tertre une pierre enfouie sous de hautes herbes.
« Cette pierre est à enlever », se dit grand-père, et il se mit en devoir de creuser une fosse tout autour.
La damnée roche était de taille ; cependant il réussit en s’appuyant solidement des pieds sur le sol à la décoller de terre.
– Badaboum ! fit la pierre en roulant dans une combe.
– Tu n’as que ce que tu mérites, dit grand-père, maintenant ça va marcher rondement.
Sur ce, il s’accorda un instant de relâche, tira de sa poche un cornet, versa du tabac dans sa paume et déjà il levait la prise vers ses narines lorsque...
– Atchoum !...
Quelqu'un éternua juste au-dessus de sa tête, avec une telle violence que des troncs d’arbres fléchirent aux alentours et que la figure du bonhomme fut éclaboussée de tabac.
– Tu devrais au moins te tourner de côté quand l’envie te prend d’éternuer, dit grand-père en s’essuyant les yeux.
Mais il eut beau regarder derrière lui, il était seul.
– Eh bien ! le diable n’aime pas le tabac, à ce que je vois, dit-il en fourrant le cornet dans son sein, après quoi il s’arma de la pioche. Quel idiot quand même ! car le nez de son aïeul ni de son père n’en a jamais humé d’aussi bon.
Il se mit à creuser et, comme la terre était molle, l’outil s’enfonçait de lui-même ; soudain, il tinta contre un objet dur et quand le vieux eut déblayé tout autour, il aperçut une marmite.
– Aha ! mon chéri, c’est donc là que tu es ? s’écria le grand-père, en passant par-dessus le bout de sa pioche.
– Aha ! mon chéri, c’est donc là que tu es ? piailla un bec d’oiseau qui s’escrimait sur le couvercle.
– Aha ! mon chéri, c’est donc là que tu es ? bêla un tête de mouton perchée au haut d arbre.
– Aha ! mon chéri, c’est donc là que tu es ? grogna un ours dont la gueule venait de surgir derrière un gros tronc.
Grand-père frissonna de la tête aux pieds.
– Mais c’est dangereux de parler ici ! dit-il entre les dents.
– Mais c’est dangereux de parler ici ! piailla le bec d’oiseau.
– Mais c’est dangereux de parler ici ! bêla cette tête de mouton.
– Mais c’est dangereux de parler ici ! grogna l’ours.
– Hum ! fit grand-père, effrayé du son de sa propre voix.
– Hum ! piailla le bec d’oiseau.
– Hum ! bêla la tête de mouton.
– Hum ! grogna l’ours.
Le vieillard tourna les talons. Seigneur Dieu, quelle nuit ! pas une étoile, et de lune encore moins ! Tout autour, rien que des précipices ; juste à ses pieds, une pente à pic et sans fond. Au-dessus de sa tête, s’érigeait de biais une montagne qui paraissait à deux doigts de s’écrouler sur lui et il eut l’impression que derrière cette masse une gueule immonde clignait de l’oeil... brrr ! avec un nez énorme comme un soufflet de forge, et des narines telles, que dans chacune on aurait pu sans peine entonner un seau d’eau ; des lèvres, ma parole, semblables à des embauchoirs de bottes, des yeux rouges saillant hors des orbites et, par-dessus le marché, ce monstre tirait la langue et faisait des grimaces.
– Diable soit de toi ! dit grand-père, abandonnant la marmite, tiens, voilà ton trésor !... Ah ! cette ignoble gueule !
Déjà il allait prendre ses jambes à son cou, mais il jeta un regard en arrière et découvrit que toutes choses avaient repris leur état normal.
– Ce sont tout bêtement les puissances infernales qui cherchent à m’épouvanter !
Il s’attela de plus belle à la marmite, mais Dieu, comme elle était pesante ! que faire ?... Il n'allait quand même pas la laisser là ! Alors, il banda toutes ses forces et crocha dedans à deux mains.
– Or çà ! un bon coup de collier, puis un autre !... Allons-y encore, un, deux, trois !
La marmite était complètement dégagée.
– Ouf ! maintenant une prise ne serait pas pour me déplaire...
Il sortit son cornet, mais avant de se verser du tabac, il prit soin de regarder de tous côtés pour se rendre compte s’il n'y avait point par là quelque intrus. Il lui sembla être seul, néanmoins il crut voir qu’une grosse souche s’enflait, se gonflait, qu’il lui poussait des oreilles, que ses yeux rouges s'écarquillaient, ses narines se dilataient, son nez se plissait, comme si la souche était prise d’une mortelle envie d’éternuer.
« Eh bien ! non, je ne priserai pas, songea grand-père en rentrant son cornet, Satan m’enverrait encore tout le tabac dans les yeux... »
Il s’empara de la marmite et détala à perdre haleine, ce qui ne l’empêcha pas de sentir que quelqu’un, lancé à ses trousses, lui chatouillait les talons à coups de houssine. Il se contentait de hurler : « Aïe ! aïe ! » et jouait sans cesse des jambes tant qu’il pouvait ; ce fut seulement à la hauteur du clos du pope qu'il s’arrêta un instant pour souffler.
« Qu’est donc devenu grand-père ? » demandions-nous après l’avoir attendu trois bonnes heures. Notre mère était déjà arrivée de la ferme depuis longtemps, nous apportant un chaudron de beignets brûlants. Mais toujours pas de grand-père ! Nous nous assîmes pour souper sans lui. Après le repas, la mère échauda le chaudron et chercha des yeux un endroit où elle pourrait bien vider l’eau de vaisselle, mais partout autour d’elle il n’y avait que des plates-bandes cultivées. Soudain elle aperçut une tine qui s’en venait tout droit sur elle. Il commençait déjà à faire sombre ; probablement, l’un des gamins se dissimulait, histoire de rire, derrière cet ustensile dont il guidait la marche.
« Cette tine tombe à propos, se dit-elle, je vais y vider mon chaudron », et vlan ! elle y flanqua l’eau bouillante.
– Aïe ! hurla une voix de basse-taille.
Et grand-père parut à nos yeux ébahis. Qui donc aurait pu le deviner ? Tous, je vous jure, nous croyions voir ramper vers nous une grande tine. Je l'avoue, bien que ce fût peu charitable de notre part, nous trouvâmes fort drôle la caboche de grand-père, ruisselante d’eau de vaisselle et toute pavoisée d'écorces de pastèques et de melons.
– Voyez donc cette femelle du diable, dit le vieux, en s'essuyant du pan de son caftan, elle m’a ébouillanté comme un cochon à la veille de Noël. Mais à présent, les mioches, vous aurez de quoi vous payer des craquelins, et vous vous pavanerez, fils de chiens, en surcots de drap d'or. Regardez voir, non mais regardez voir un peu ce que je vous rapporte...
Là-dessus, il souleva le couvercle de la marmite.
Eh bien ! à votre idée, que pensez-vous qu’elle contînt ?... Ma foi, direz-vous, après avoir bien réfléchi, de... hein ?... de l’or, n’est-ce pas ? Voilà justement le plus joli, ce n’était pas de l’or : des ordures, de la saloperie... je rougirais de dire ce que c’était. Grand-père cracha, lança la marmite à tous les diables et alla se rincer les mains.
À dater de ce jour, il nous adjura de ne jamais ajouter foi au démon :
– Et ne vous avisez pas d’avoir confiance en lui, nous répétait-il souvent, car le moindre mot qui lui sort de la bouche, à cet ennemi du Seigneur Christ, c’est un gros mensonge ; il n’y a pas en lui pour un liard de vérité, le fils de chien !
Et dès qu’il arrivait au vieillard d’entendre quelque bruit ou mouvement suspect, il disait :
– Allons-y, les gars, faisons un signe de croix ; comme ça, voilà comme il faut le traiter ; signons-nous encore, et pour de bon !
Et nos signes de croix de se multiplier. Quant à ce lieu maudit où l’on ne pouvait danser, il l’entoura d’une haie et il nous y faisait jeter ce qui ne servait plus à rien, outre toutes les mauvaises herbes et saletés que nous ramassions en préparant les plates-bandes.
Voilà de quelle manière les puissances impures se jouent des humains. Je connais parfaitement ce bout de terrain ; quelque temps après, les Cosaques du voisinage l’affermèrent pour y faire pousser des pastèques et des melons. La terre y est de première qualité, et donne toujours une récolte merveilleuse. Mais cet endroit ensorcelé n’a jamais produit rien qui vaille. On a beau l'ensemencer comme il se doit, il y pousse des choses dont il est absolument impossible de définir l'espèce ; les pastèques n’y ont pas figure de pastèques, les concombres n'y ressemblent pas à d'honnêtes concombres, les citrouilles y sont tout ce qu’on veut, sauf des citrouilles. Bref, le diable seul serait à même de dire ce que c’est.
FIN
Les balais de sorcières
Il vous faut :
Réalisation
1) Déroulez les ficelles et coupez une quinzaine de morceaux d'environ 8 cm.

2) Placez un morceau de ficelle plus long (environ 12cm) à plat et posez environ 6 morceaux courts (ceux de 8 cm) perpendiculairement.

3) Placez votre bâton par-dessus.

4) Recouvrez le dessus du bâton avec les autres morceaux de 8cm et nouez avec le premier morceau. Egalisez la base de votre balai, c'est fini !

Petite astuce : la ficelle verte est plus fine et plus souple que la rouge, qui se casse lorsqu'on tire dessus. Préférez donc la verte pour nouer, le travail en sera facilité.
Comme tous les matins
Comme tous les matins, à 9h15, précisément, je prenais le métro, ligne 1, à la station Porte Maillot. Il y avait un monde incroyable constitué d'égoïstes, de pressés, de nonchalants, de bizarres, bref je croisais, dans ce flot humain, un échantillon de la société. A chaque fois, tous les matins, en allant à mon travail.
Je ne demandais rien à personne. Je vivais ma vie.
Mais ce matin-là, il avait fallu qu'un gars fasse tout chambouler, bousculer la vie pénarde d'une personne lambda, petit pion de l'échiquier mondial. C'est à dire, moi…
Pour une fois, je m'étais assis sur un strapontin, dans le sens de la marche et commençais à lire le 20 minutes. Un homme -le gars, en question- vint s'asseoir à côté de moi. Jusque-là, rien d'anormal. Mais cet homme ne cessait de tousser, devenant rouge écarlate, la tête entre les mains. Certains râlaient, d'autres grimaçaient ou bien s'en fichaient. Mais moi j'étais juste à côté de lui et je voyais qu'il n'allait pas bien. Et au moment où je décidais de lui proposer mon aide pour je-ne-sais-quoi, il se mit à vomir franchement sur ses pieds.
Et ce fut lors d'un énième spasme que je vis, ainsi que les autres, son visage ! Je ne saurais décrire exactement ce qui me faisait face, c'était une vision cauchemardesque. L'horreur avait atteint un point de non-retour. Le spectacle qui se déroulait devant nos yeux atteignait le sommet de l'épouvante et du gore ! Les bruits de mon estomac ne me rassuraient pas et me provoquaient d'écoeurantes nausées.
Lorsque le métro freina brusquement et fit tomber quelques personnes, je réalisai que ma vie allait changer pour toujours.
La panique arriva lorsque le gars se jeta sur une jeune femme pour la mordre au cou et lui arracher un morceau de chair, de la taille de mon poing. L'odeur du sang me piqua rapidement le nez. Les gens se bousculaient, se marchaient dessus. Des relents d'acides gastriques planaient dans la rame. Les hommes, les femmes, les vieux, les jeunes oubliaient tous sens civilisés pour essayer de sauver leur peau. L'instinct avait pris le dessus au détriment de la raison.
Tout s'accéléra en un instant et dans l'anarchie la plus totale, la mort ne cessait de compter ses victimes. Les monstres se multipliaient à une vitesse incroyable. Quelques voyageurs dont je reconnaissais certaines têtes et moi-même étions rapidement encerclés…
On pouvait enfin sortir du métro. On arriva très vite à la Défense après avoir longé les wagons dans le tunnel. C'est à ce moment même, dans un ultime éclair de conscience, que l'on se rendit compte que le cauchemar allait vraiment commencer et que la bataille entre nous et les vivants serait sans doute difficile. Mais en attendant ce qui comptait avant tout c'était de pouvoir se mettre quelque chose sous la dent…et vite…!
FIN
Le Capitaine Craig
Au début du siècle dernier, de grands vaisseaux arrivaient de ports lointains et inconnus et pénétraient dans la Baie des Chaleurs jusqu’aux estuaires les plus éloignés. Ils s’y arrêtèrent. Lorsque ces vaisseaux approchaient des côtes, ils amenaient leurs voiles et hissaient un pavillon qui signifiait qu’ils avaient besoin d’un pilote expérimenté pour les aider à s’approcher du littoral. A cette époque, il n’y avait pas de phares, ne de bouées, aucune aide à la navigation et surtout, pas de quai. Une fois le navire solidement ancré en lieu sûr, ils partaient à la recherche de fourrures.
Ces maraudeurs marins visaient particulièrement les villages indiens, parce qu’ils savaient que les habitants étaient vulnérables, faciles à exploiter. Les Indiens échangeaient leurs précieuses pelleteries contre des nouveautés et des articles sans valeur. Par la suite, les brigands leur donnaient de l’alcool et volaient toutes leurs fourrures.
Parmi ces pirates, le tristement célèbre Capitaine Craig était certainement le plus connu. Il parlait assez couramment le dialecte local, puisqu’il visitait les autochtones une fois par année.
Par un beau matin tranquille, on aperçut le vaisseau du Capitaine Craig sur les eaux de la Baie. En se rapprochant du littoral, le capitaine hissa son pavillon pour faire venir le pilote. Celui-ci embarqua dans un petit bateau pour traverser jusqu’au navire qu’il guida par la suite vers l’endroit choisi par le capitaine, un village indien. Son travail terminé, le pilote rentra chez lui pour attendre le signal du départ.
Vers la fin de l’après-midi, l’équipage ayant accompli leurs devoirs à terre, le navire envoya le signal au pilote qui se chargerait de guider le navire à travers la zone dangereuse jusqu’à la mer. A peine avaient-ils levé l’ancre que le pilote entendit des cris et des gémissements. Il donna l’ordre au Capitaine Craig d’amener immédiatement ses voiles et jeter l’ancre. Au début, le capitaine et son premier lieutenant refusèrent d’obéir, mais lorsque l’énorme pilote menaça de les lancer à l’eau, ils firent ce qu’il leur avait demandé. Et quelle surprise ! Le pilot découvrit deux jeunes Indiennes, ligotées et cachées sous un tas de pelletries. Les pirates avaient kidnappé les jeunes filles pendant que leurs parents étaient saouls. Le capitaine et son premier lieutenant avaient prévu violer les deux filles et les jeter à la mer après. C’est ce qu’ils faisaient, ou essayaient de faire, chaque fois qu’ils visitaient le village.
Après avoir libéré les deux jeunes filles, le pilote les ramena à terre pour qu’elles puissent retourner à leur tribu. Elles ne savaient pas trop comment le remercier de les avoir sauvées d’un sort épouvantable. Elles l’avertirent qu’il ne devait pas retourner au navire, puisqu’un grand malheur allait se produire. Malheureusement, il ne suivit pas leurs conseils.
Malgré tout, on finit par lever l’ancre et hisser les voiles. À peine dix minutes plus tard, un grand remous se produisit, fracassant le grand navire sur les roches. Tous les membres de l’équipage, sauf le capitaine et son premier lieutenant, moururent sur le coup. Quant au pilote, qui nageait comme un poisson, il réussit à regagner la côte qu’il avait quittée à peine quelques minutes auparavant.
Le capitaine et son premier officier se noyèrent avant d’atteindre la terre ferme. On essaya en vain de les ressusciter. Les deux jeunes Indiennes étaient toujours là, tremblant de peur. Elles avaient vu le naufrage et priaient Dieu de secourir leur sauveteur. Lorsque le pilote eut repris ses forces, on lui prêta un bateau pour qu’il puisse rentrer chez lui.
Ce même soir, alors que le temps était toujours calme sous un ciel orageux, on vit glisser une énorme lumière rouge sur la surface de la baie. C’était une boule de feu qui prit la forme du navire du Capitaine Craig. On y aperçut même les membres de l’équipage qui amenaient les voiles, jetaient l’ancre et hissaient le pavillon pour appeler le pilote. Et ce n’était pas la seule fois qu’on aperçut le navire dans une boule de feu.
Pour voir l’apparition, le temps doit être exactement comme la journée du naufrage. Plusieurs habitants de la région de Bathurst affirment avoir vu plusieurs fois cette apparition légendaire. Quelques-uns disent avoir vu le navire en plein jour qui se dirigeait vers la terre, qui arrêtait à une centaine de pieds seulement de la rive, et qui disparaissait ensuite comme par magie.

Théories
Des dizaines de milliers d’observateurs affirment avoir observé ce phénomène, des scientifiques essaient depuis un demi-siècle de d’en découvrir le secret, quelques pêcheurs audacieux ont essayé de le rejoindre avec leurs goélettes, mais le «navire de feu» qui navigue sur les eaux de la Baie des Chaleurs entre la côte nord du Nouveau-Brunswick et la Gaspésie demeure toujours enveloppé de mystère.
Bien que ce phénomène ait été observé par plus de personnes que toute autre apparition inexpliquée au Canada, il reste aussi insaisissable que le bout de l’arc-en-ciel. Ceux qui ont osé le poursuivre disent qu’il garde toujours la même distance, et ceux qui l’ont observé en utilisant un télescope affirment que le grossissement ne révèle aucun détail imperceptible à l’œil nu.
La plupart des observateurs voient un bateau en flammes. Le navire de feu est le roi indiscutable de la flotte des ténèbres, se distinguant autant des autres navires fantômes qu’un paquebot d’un minable tramp. Il parcourt les rivages du nord du Nouveau-Brunswick sur une distance de cent-vingt-cinq milles, entre la ville papetière prospère de Dalhousie, près de l’estuaire de la rivière Restigouche au bout de la Baie des Chaleurs, jusqu’à Bathurst et l’Île Miscou, où la Baie rejoint le Golfe du St-Laurent.
Il peut demeurer stationnaire pendant des heures et disparaître peu à peu ou il peut émettre une lueur brillante et disparaître tout d’un coup; il peut frôler les vagues à la vitesse du vent. Certains déclarent avoir vu le navire de feu en plein jour, mais en général, l’évidence laisse croire qu’il se montre seulement la nuit.
Les pêcheurs en discutent très volontiers, certains croyant qu’il s’agit d’un phénomène naturel, d’autres affirmant qu’il s’agit d’une manifestation surnaturelle. Quelques-uns vont jusqu’à traiter d’ignorants les tenants de la thèse fantôme. Par contre, des centaines d’hommes et de femmes bien respectés dans leur milieu jurent qu’ils ont vu un navire en flammes dont l’existence n’a aucune explication scientifique.
En fait, il y a quelques années, par une journée très chaude du mois de juillet, il y avait une brume de chaleur au-dessus de la mer devant la plage Youghall. La foule était nombreuse sur la plage, alors il y avait beaucoup de témoins oculaires lorsque tout d’un coup le Vaisseau fantôme fit son apparition. En regardant le long de la côte, on aurait dit que le navire se trouvait au large de Belledune, à deux milles environ de la plage.
La nouvelle circulait très rapidement sur la plage. On a eu le temps d’aller chercher des jumelles et de les passer aux autres, puisqu’on a pu l’observer pendant plus d’une demi-heure. Certains de nos enfants l’ont vu. Tout le monde s’enthousiasmait, tout le monde parlait, tout le monde avait les yeux rivés sur le bateau. C’était une apparition merveilleuse et incroyable.
Il y a des scientifiques qui expliquent qu’il s’agit de feu St-Elme – une décharge électrique lumineuse plus ou moins continu de l’atmosphère vers la terre, mais le feu St-Elme se manifeste normalement à l’extrémité d’un objet pointu tel qu’un clocher d’église ou le mât d’un bateau. De plus, le feu s’accompagne normalement d’un bruit de craquement. L’apparition de la Baie des Chaleurs, selon les dissidents, n’a rien à voir avec des objets pointus, ne se montre qu’au-dessus d’une grande étendue d’eau et ne fait aucun bruit.
Une autre théorie voudrait que le navire de feu ne serait qu’une boule de gaz inflammable possiblement émise d’une faille sous-marine qui serait également responsable de la distribution de boules de houille bitumineuse sur nos plages blanches.
Une troisième possibilité, c’est que l’illusion du navire de feu serait créée par une forme de vie marine phosphorescente. Cette idée fait rigoler les biologistes, puisqu’on a déjà vu le navire de feu en plein hiver quand la Baie des Chaleurs était recouverte de glace.
A l’ouest de Caraquet, au fond de la Baie des Chaleurs et à Campbellton, on associe généralement le navire de feu au Marquis de Malauze, une frégate de la marine française poursuivie jusqu’à la Rivière Restigouche et coulée par les Anglais en 1760. Cette version de l’histoire serait plus vraisemblable si ce qui reste du Marquis ne reposait pas si tranquillement dans le jardin du monastère sur la réserve indienne à Pointe-à-la-Croix, au Québec.
Et, en fin de compte, il y a le vaisseau fantôme du Capitaine Craig, l’explication la plus spectaculaire de toutes !
Le Bonhomme Sept heures
Les enfants feraient bien d'écouter leurs parents...
Tous les Québecois connaissaisent l'histoire du bonhomme sept heures. Il existe plusieurs différentes versions de ce conte. Pour certains, le bonhomme sept heures est un ogre, pour d'autre, un homme avec des pouvoirs monstrueux. Dans tous les cas cependant, il cherche à kidnapper les enfants qui ne sont pas au lit à 7 heures (19h00).
Lorsqu'il repère un enfant désobéissant, il rôde autour de la maison pendant un moment, cherchant l'entrée la plus sûre pour le pas éveiller les soupçons des parents. Il se rend ensuite où se trouve l'enfant et l'emporte avec lui en le mettant dans sa grosse poche. L'enfant serait emporter très loin, dans le repaire du monstre où il sera plus tard dévoré.

Origine de cette légende
Le bonhomme sept heures est la version québecoise du "Boogie man" américain.
Véritablement, l'expression du bonhomme sept heures vient d'une déformation des mots anglais "bone setter". Cette expression signifie un "ramancheur". Le terme étant moins populaire qu'il l'était autrefois, un ramacheur est un médecin (généralement non-qualifié) qui replace les articulations et qui aide à guérir les fractures diverses, les maux de dos... Mais généralement, il replaçais les articulations à leurs places. Les séances étant souvent très douloureuse, ils avaient donc la même réputation que celle qu'on attache souvent au dentistes.
Tout porte à croire que les parents menaçaient d'envoyer leurs enfants voir le "bone setter" si ils n'étaient pas sage. Eux qui, dans la plupart des cas, avait vu leur pauvre père ce faire torturer par cette inconnu, prenaient donc peur et restaient obéissants. Lentement, grâce à la déformation lingustique du mot, le bonhomme sept heures remplaça le "bone setter" qui deviendra donc un personnage mythique de la culture populaire Québecoise.
Je reviens d'entre les morts....
«A la suite de fatigues longtemps soutenues, je fus atteint d'une fièvre nerveuse qui épuisa rapidement le reste de mes forces.
Chose étrange ! Il me semblait que la vie, qui abandonnait peu à peu mon corps, se réfugiait toute entière dans mes facultés morales.
Réduit au dernier degré de l'atonie physique, jamais je n'avais éprouvé plus de force ou même d'exaltation morale.
Le moment de la crise définitive arriva : je me sentis comme emporté dans un tourbillon lumineux au milieu duquel flottaient les figures les plus fantastiques, tandis que mon corps était agité de frissons couvulsifs et que retentissaient à mes oreilles les éclats et les sifflements d'une affreuse tempête.
Je me cramponnai de toutes mes forces à la vie qui paraissait vouloir m'échapper, lorsque enfin mes sensations devinrent si confuses, que je m'abandonnai malgré moi à cet état qui n'était pas sans quelque douceur, et je perdis bientôt tout sentiment de l'existence.
Je ne sais combien de temps je restais ainsi, quand tout à coup je me réveillai dans un calme presque extatique: mon corps était parcouru par une foule de sensations voluptueuses et mes sens, ainsi que mon intelligence, m'étaient complètement rendus...
En ce moment le médecin, s'étant approché de mon lit, laissa échapper ces mots : « Tout est fini ! »
Puis il recouvrit ma figure d'un drap, et mes oreilles furent frappées par les sanglots de ma famille éplorée.
Alors je voulus parler, faire un mouvement. Je sentis avec horreur que ma langue était fixée à mon palais et que mes membres, qui percevaient le contact des couvertures qui m'enveloppaient, enlacés par d'invisibles liens, se refusaient à exécuter le moindre mouvement.
Dès le lendemain et durant trois jours, je restai exposé pendant que les amis de la famille venaient faire leur visite de condoléance.
J'entendais et je comprenais tout ce qui se passait autour de moi et, de minute en minute, j'espérais vainement que le charme fatal qui pesait sur moi allait être brisé.
Le matin du quatrième jour, je fus remis aux mains des ensevelisseurs qui me traitèrent avec la plus révoltante brutalité; et lorsque l'un d'eux, pour me faire entrer dans une bière trop étroite, pressa de son genou ma poitrine, j'éprouvai une si cruelle torture que j'eus l'espoir un instant que la possibilité d'exprimer ma souffrance allait m'être rendue.
Il me fallut encore y renoncer. La bière fut recouverte et j'entendis bientôt le grincement des clous qui s'enfonçaient lentement dans le bois.
Il me serait impossible de trouver les termes pour exprimer ce que mon âme contenait alors de terreur et de désespoir. Chaque coup de marteau vibrait douloureusement dans ma tête comme un glas funèbre m'annonçant le destin qui m'était réservé.
Encore si j'avais pu crier, si, même sans espoir d'être entendu, j'avais pu pousser quelques gémissements !...
Mais non ! Tandis que ma poitrine et mes épaules étaient écrasées dans un espace étroit, tandis que je sentais ma tête et mes membres meurtris et déchirés par le dur contact et par les aspérités de la bière, il me fallait rester immobile et sans voix.
Je n'aurais jamais cru que, sans se briser, un coeur pût être labouré par d'aussi épouvantables angoisses.
Bientôt on me souleva, on me déposa sur le char funèbre qui se mit en route et on arriva au cimetière.
A ce moment, je voulus tenter un dernier effort mais ce fut toujours en vain. Je me sentis balancer au-dessus de la tombe qui allait m'engloutir et tandis qu'on me descendait lentement, je distinguais le bruit que faisait le cercueil en froissant les quatre murailles de terre.
Quand je fus parvenu au fond de la fosse, j'entendis la voix grave et solennelle d'un ami. Il m'adressait un tendre adieu qui parvint jusqu'à moi comme un dernier écho des bruits de la terre.
Et bientôt un fracas épouvantable, qui s'éteignit peu à peu comme des roulements lointains de tonnerre, m'annonça que ma tombe venait d'être comblée.
Tout était donc fini ! J'étais pour jamais séparé des vivants. Comment ne suis-je pas mort en cet instant terrible ?...
Je ne sais combien de longues heures je restai ainsi. J'avais espéré que mes angoisses seraient brèves et qu'une prompte asphyxie éteindrait, et mes sensations, et mon existence.
Je m'étais encore trompé. Je ne pouvais faire aucun mouvement, mon coeur ne battait plus, ma poitrine n'était soulevée par aucune inspiration et pourtant je vivais !
Car je souffrais ! Je vivais ! Mon intelligence et ma mémoire n'avaient rien perdu de leur énergie...
Cependant, mes tristes pensées furent interrompues par un bruit lointain qui d'abord me plongea dans une grande anxiété.
Le bruit se rapprocha insensiblement et je sentis mon cercueil arraché des entrailles de la terre. On l'ouvrit et je perçus l'impression d'un froid pénétrant; impression qui me parut pourtant délicieuse, illimitée qu'elle était par un rayon d'espérance.
On me transporta longtemps puis on me laissa tomber lourdement sur un marbre humide et glacé.
J'entendis autour de moi une multitude de voix. Des mains me palpaient en tous sens, et un de mes yeux ayant été ouvert par hasard, je me vis au milieu d'un amphithéâtre de dissection et entouré d'un grand nombre de jeunes gens, parmi lesquels je reconnus deux de mes anciens compagnons de plaisir.
Je ne saurais dire si, en cet instant, la terreur l'emportait en moi sur la joie. Certes ma situation était devenue moins cruelle car il pouvait se faire que les expériences auxquelles on allait me soumettre me rendissent à la vie ou du moins me donnent promptement la mort.
On résolut d'abord de me soumettre à un courant électrique. L'appareil fut préparé et à la première décharge de fluide, mille éclairs jaillirent devant mes yeux et une commotion terrible ébranla tout mon être.
Une seconde décharge fut plus énergique encore; je sentis tous mes nerfs vibrer comme des cordes d'une harpe et mon corps se dresser sur son séant, les muscles contractés, les yeux ouverts et fixes.
J'aperçus en face de moi deux amis dont les traits exprimaient l'émotion de la douleur et ils demandèrent avec insistance que l'on mît fin à ces hideuses expériences.
On m'étendit sur la table de marbre. Le professeur s'approcha de moi, le couteau à la main et me pratiqua une légère incision sur les téguments de la poitrine...
Au même moment une révolution épouvantable s'opéra dans tout mon corps, je parvins à pousser un cri terrible en même temps que les assistants laissaient échapper des cris d'horreur. Les liens de la mort étaient brisés : j'étais rendu à la vie.
FIN
Le beau danseur
Lorsque le diable s'arrête à votre porte
La croyance populaire qui voulait que le diable pouvait prendre possession d'une jeune fille coquette est très fréquente. L'une des premières transcriptions écrite de cette légende se trouve dans un ouvrage de Philippe-Aubert de Gaspé, Le Chercheur de trésors, paru en 1878 sous le titre L'Étranger.
De nombreuses variantes existent et circulent dans toutes les régions du Québec. Ici, l'événement se déroule pendant une veillée de mardi gras comme il y en avait beaucoup dans les villages et campagnes du début du siècle.
Il y avait autrefois un nommé Latulipe qui avait une fille appelée Rose dont il était fou. Elle était la plus jolie des jeunes filles ; sa peau était douce, ses joues roses, sa chevelure brune bouclée, ses gestes gracieux. Son père l'adorait et lui passait tous ses caprices.
La jolie Rose avait un fiancé qui se nommait Gabriel. Elle aimait bien son amoureux mais ce que Rose aimait encore plus c'étaient les divertissements. Elle cherchait toujours prétexte, une fête ou un événement quelconque, pour demander à son père de convier des musiciens et des jeunesses chez eux pour une veillée.
Quelques jours avant le mardi gras, elle se mit à tourmenter son père :
- Feriez-vous venir le violoneux du rang voisin, père ? On dit qu'il joue à merveille. On ferait un petit bal pour le mardi gras ! Dites oui ! Oh ! dites oui, suppliait Rose.
Le père Latulipe se laissa tourmenter un jour, deux jours et à la fin, de guerre lasse, il consentit.
- Mais ma fille, dit-il, il faudra faire attention. Je ne veux pas qu'on danse après minuit ! Le carême commence le lendemain et il faut faire pénitence.
Rose, folle de joie, embrassa son père et promit de respecter la tradition. Elle passa le reste de la semaine à préparer sa toilette, à décorer la salle. Enfin le mardi gras arriva.
Dans la compagne, les nouvelles vont vite. Quand on sut qu'il y avait bal chez Latulipe, ce ne fut pas un seul violoneux qui se présenta. Il en vint trois et des meilleurs !
Si bien que la fête fut magnifique. On riait, on dansait avec tant d'ardeur et de plaisir que le plancher en craquait. Au dehors, une tempête de neige s'était déclarée mais personne n'y faisait attention. Le bruit des rafales de vent était entièrement couvert par le son des violons qui entraînaient les danseurs dans des cotillons et des rigodons étourdissants.
Rose était gaie comme un pinson : elle ne manquait pas une danse, acceptant toutes les invitations. Son fiancé Gabriel se sentait un peu délaissé mais, voyant sa Rose si heureuse et si enjouée, il prit son mal en patience en songeant qu'ils seraient bientôt unis pour la vie.
Tout à coup, au milieu d'un rigodon, on entendit une voiture s'arrêter devant la porte. Plusieurs personnes coururent aux fenêtres pour tenter de distinguer le nouveau venu à travers la neige collée aux carreaux.
Ils virent d'abord un magnifique cheval noir et puis un grand gaillard tout couvert de neige et de frimas qui s'avança sur le seuil. On s'arrêta de parler et de chanter et l'inconnu entra. Il secoua la neige de ses bottes et de son manteau, et l'on remarqua l'élégance de son costume de fin velours tout noir.
- Puis-je m'arrêter dans votre maison quelques instants ? demanda-t-il.
Le maître de maison, le père Latulipe, s'avança vers lui et dit :
- Dégreyez-vous, monsieur, et venez vous divertir. Ce n'est pas un temps pour voyager !
L'étranger enleva son manteau mais refusa de se débarrasser de son chapeau et de ses gants.
- Une coutume de seigneur, chuchotèrent les curieux regroupés autour de lui.
Tout le monde était impressionné par l'arrivée de ce nouveau venu. Les garçons étaient pleins d'admiration pour le cheval noir qui était attaché au poteau de la galerie. Ils lui trouvaient le poil brillant et l'allure altière des pur-sang mais ils s'étonnaient de constater que là où ses sabots étaient posés, la neige avait fondu complètement.
« Drôle de bête », pensaient-ils. Les demoiselles, elles, examinaient en rougissant le bel homme élégant. Chacune d'elles, dans le secret de son cœur, espérait que ce survenant allait l'inviter à danser. Mais c'est vers Rose qu'il alla.
- Mademoiselle, lui dit-il en la fixant de ses yeux de braise, voulez-vous danser avec moi ?
Il va sans dire que Rose ne se fit pas prier, sentant peser sur elle le regard de toutes ses compagnes qui l'enviaient. L'inconnu entraîna aussitôt la jeune fille dans un quadrille, puis lui en fit danser un autre ; les violoneux ne s'arrêtaient pas et l'on enchaîna avec des reels et des cotillons.
Rose ne pouvait plus s'arrêter de danser : comme si elle ne pouvait plus se détacher des bras de son partenaire. Tous les invités les regardaient évoluer ensemble en louant leur élégance. Comblée de bonheur, Rose oublia totalement Gabriel qui s'était retiré dans un coin, mal à l'aise.
- Voyons donc, Gabriel ! lui lança Amédée, un jovial paysan, en lui tendant un gobelet plein de caribou. Prends pas cet air d'enterrement ! Sois gai, bois et profite de ta jeunesse !
Mais Gabriel eut beau boire plus que sa soif le lui commandait, son cœur était douloureux. Et Rose, sa belle Rose, les joues en feu, continuait de tourner avec le beau jeune homme.
Soudain, on entendit sonner le premier coup de minuit. Le père Latulipe regarda l'horloge. Les danseurs s'arrêtèrent et les violons se turent.
- Il est minuit, fit l'hôte. Le mercredi des Cendres est arrivé. Alors, je vous demande de vous retirer.
Rose vint pour se dégager mais son compagnon serra ses deux mains dans les siennes.
- Dansons encore, lui murmura-t-il.
Rose ne voyait plus les gens autour d'elle, qui retenaient leur souffle. Ni sa mère, ni son père, ni Gabriel... Rose était envoûtée par la voix et le regard de son compagnon et voilà que sans l'aide de la musique, les deux danseurs reprirent les pas du cotillon et se remirent à danser, danser, danser... Les autres restaient figés. Personne ne bougeait. L'hôte hésitait à intervenir. Puis, le tourbillon ralentit. L'étranger saisit un gobelet plein sur la table, le leva en criant :
- A la santé de Lucifer !
Ses yeux lançaient des éclairs, une flamme bleue jaillit de son verre, faisant reculer les invités effrayés. Mais il ne lâchait pas Rose, qu'il tenait fermement. Puis, se penchant vers elle, il déposa sur sa bouche un baiser brûlant.
Au même instant, le tonnerre éclata au-dessus du toit : dans un brouhaha de cris et de hurlements, la maison prit feu. Dans la confusion qui suivit, on ne vit pas l'homme en noir lâcher la main de Rose et s'enfuir dans la nuit sur son cheval.
Au petit matin, il ne restait que des cendres de la maison des Latulipe. Et Rose, réfugiée chez les voisins, était vieillie de cinquante ans. Ses cheveux bruns avaient la couleur de la cendre. Ses joues roses et rebondies la veille étaient pâles et toutes ridées. Et sur ses lèvres on voyait la trace d'une brûlure toute fraîche. C'était la trace du baiser qu'elle avait reçu du diable !
FIN
La légende du Diable
La légende rapporte que Robert Johnson est devenu le bluesman de talent que l’on connaît, après avoir rencontré le diable à un carrefour. Drôle d’histoire du Sud profond, des contes et des fables de la musique du bleu à l’âme.
Et pourtant, il y a de nombreuses années, s’est passé quelque chose d’incroyable, non pas dans le Sud des USA, mais cette fois-ci dans la France profonde, celle du terroir, qui sent l’humus et bien plus encore.
Le gars dont il est question dans cette histoire, n’était pas né du côté de l’Alabama ou de la Géorgie, mais dans l’une de nos provinces bucoliques qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici. Nous dirons qu’il était de la campagne, un point c’est tout. Et voilà qu’au lieu d’écouter de l’accordéon comme tous les jeunes et les vieux de son village, il s’était entiché du blues, de cette drôle de musique qui faisait froncer les sourcils de sa mère, et plus particulièrement de Robert Johnson.
Le gars en question, un quadragénaire s’appelant Siméon, rêvait de réussir un jour à jouer de la guitare et à chanter comme son idole du Mississippi.

Dans le patelin où il habitait, le seul carrefour que l’on pouvait trouver, était celui dit « des 4 parcelles », soit les quatre surfaces d’un immense champ de pommiers appartenant au dénommé Rufus Mangevin, délimitées par deux routes départementales qui se croisaient.
Le Rufus Mangevin était un paysan sanguin aimant la chair sous toute ses formes, et l’on racontait qu’il ne se privait guère de conter fleurette aux jeunes saisonnières qui venaient chez lui pour la récolte des pommes ; même qu’il avait peut-être poussé la plaisanterie un peu trop loin avec l’une de ses dernières recrues. En effet, celle-ci n’était pas rentrée chez elle à la ville, et les gendarmes avaient dû enquêter et même interroger le Rufus. Mais ça n’avait pas été plus loin.
Seulement, peu de temps après, alors que Siméon se baladait dans la campagne, il vit le Rufus au volant de son tracteur au carrefour des 4 parcelles. C’était la fin de l’après-midi, mais il faisait encore très chaud. Le Rufus regarda Siméon d’un air narquois, puis d’un coup il se passa quelque chose d’extraordinaire qui eût pu laisser croire à Siméon que le soleil avait cogné trop fort sur son crâne. En effet, le visage du Rufus se métamorphosa.
Sa bouille pleine, un tantinet rougeaude, agrémentée d’une épaisse moustache noire qui prenait naissance sous son nez camard et recouvrait sa lèvre supérieure, s’allongea, et une barbe en pointe apparut. Et pour finir, une paire de cornes se dressa sur sa tête. Siméon en était certain, il était en présence du diable, de Belzébuth, de Méphisto, enfin, peu importe comment on veut l’appeler.

Siméon secoua vigoureusement sa tête, et aussitôt, il revit l’air narquois du Rufus : ce dernier avait repris son apparence habituelle. Il passa aussitôt devant Siméon avec son tracteur, et lui lança un « salut ! »
Le soir même, chez lui, Siméon repensa à ce qui lui était arrivé, et à Robert Johnson qui avait rencontré le diable au carrefour, comme il le chante dans « Crossroads blues ».
Et quand sa mère fut endormie, n’y tenant plus, il prit une pelle, une lanterne qui avait appartenu à son oncle ancien lampiste à la SNCF, et partit dans la nuit.
Il avait ressenti comme un appel, et il marcha en s’éclairant de sa lanterne sous un ciel étoilé. Il arriva au carrefour des 4 parcelles, et son flair de descendant de braconniers qui reniflaient le sol pour pister leurs proies, l’incita à prendre sur la droite, le tronçon de route d’où revenait le Rufus l’après-midi même.

Alors son flair n’en fut que plus aiguisé. Il longea sur environ un kilomètre un alignement de pommiers, puis s’arrêta soudain, et demeura attentif. Quelques secondes s’écoulèrent, puis il repartit, et s’aventura sur sa droite entre deux rangées d’arbres fruitiers. Il s’arrêta de nouveau, et tenant sa lanterne bien devant lui, il découvrit un renflement de terre.
Il repensa aussitôt à la jeune fille qui avait disparu. Il l’avait bien remarquée. Elle était grande, avec toujours la même chemise sur le dos ; une hippie qui ne voyait pas non plus l’utilité de changer de blue-jeans, sans doute parce qu’elle était à la campagne.
Siméon posa sa lanterne dans l’herbe, puis commença à creuser la terre à grand coups de pelle. Il dégagea au bout d’un moment une fosse assez profonde, et ce fut alors qu’il heurta quelque chose de dur. Cela le fit frémir, et il lâcha sa pelle. Puis il récupéra sa lanterne, et l’approcha en tremblant de la fosse. Il vit tout de suite au fond un grand sac d’engrais ayant l’air de contenir ce qui pouvait bien être un cadavre.
Siméon soupira, et ce fut alors qu’une voix s’exclama :
— Alors espèce de bourrique, tu es content de toi !
Siméon sursauta, et vit tout de suite le Rufus tenant un fusil. Ses traits étaient déformés par la haine, et Siméon devait craindre le pire.
— Puisque t’es si curieux, reprit le Rufus, tu vas aller la rejoindre dans son trou. Elle était aussi bourrique que toi, alors, comme ça, vous vous entendrez bien !
Puis il mit en joue Siméon, prêt à tirer.

Mais d’un coup, l’expression de haine disparut du visage du tueur, pour laisser place à la surprise. Siméon comprit ce qui se passait, lorsqu’il eut braqué sa lanterne sur les pieds du Rufus, et vit qu’une main terreuse lui enserrait une cheville. Et dans les secondes qui suivirent, la main dotée manifestement d’une très grande force, attira le Rufus vers la fosse, jusqu’à ce qu’il fût les deux pieds dedans. Il lâcha alors son fusil de stupeur, et Siméon s’enfuit dans la nuit.
Une fois chez lui, il se rendit compte qu’il avait bien ramené sa lanterne, mais oublié sa pelle. Il passa le reste de la nuit à claquer des dents, et resta sans sortir pendant trois jours, tant il était malade de trouille.
Pendant ce temps, on s’était bien sûr aperçu de la disparition du Rufus, et les gendarmes s’étaient lancés à sa recherche. Ce fut lors de la réapparition de Siméon au café du village, que celui-ci apprit qu’on avait retrouvé le Rufus mort au fond d'une fosse, avec son fusil qu’il serrait sur sa poitrine.
Et à son grand étonnement, Siméon n’obtint aucune information quant à sa pelle, et surtout au cadavre qui avait précédé le Rufus dans la fosse. Pendant trente ans, Siméon ne fut plus capable d’écouter le moindre disque de blues, et notamment Robert Johnson.
Et s’il s’y hasarda à nouveau au cours de la soirée qui précéda sa mort, jusqu’à son dernier souffle, il ne remit en tout cas plus un seul pied au carrefour des 4 parcelles.
FIN